Congo, enrayer la corruption dans le contexte post-électoral
  • mer, 08/05/2019 - 04:12

KINSHASA, PARIS, BRUXELLES.
Au lendemain d’élections chaotiques de décembre 2018, il est important que la communauté internationale concentre ses efforts sur les domaines clés susceptibles d’avoir une incidence durable au Congo, en particulier la lutte contre la corruption à haut niveau. La corruption revêt au Congo un caractère systémique.
Elle s’y apparente à une forme de mainmise de l’État qui permet à certaines élites (à la fois au sein du pays et à l’étranger) de réaliser des profits personnels au moyen d’activités financières illégales, tout en mettant à mal les institutions publiques et l’État de droit dans un pays en proie à une grande pauvreté (1).
Les préoccupations ne concernent pas uniquement la fraude électorale et le manque de transparence lors du comptage des voix: ce trucage des résultats de l’élection avait pour objectif final de perpétuer la situation actuelle de corruption et de violence systémiques. La réalisation d’avancées significatives dans d’autres domaines clés dépend de la mise en place de mesures décisives contre la corruption à grande échelle, faute de quoi toute tentative de réforme se verra bloquée par les élites qui ont un intérêt personnel à perpétuer la mainmise systémique de l’État. Si rien n’est fait pour contrer efficacement cette corruption à grande échelle, le conflit armé endémique, entretenu en grande partie par les individus corrompus au sein de l’armée congolaise, se poursuivra sans diminuer d’intensité, tout comme les autres violations des droits de l’homme et la pauvreté.
Les efforts visant à améliorer le climat d’investissement en RDC et à mettre en place les réformes de la sécurité, de la justice et de la gouvernance dont le pays a cruellement besoin se verraient eux aussi mis à mal.
Nonobstant la manière dont le nouveau pouvoir s’est installé et son soutien par une nouvelle majorité parlementaire dirigée par la coalition politique de l’ancien président Joseph Kabila, la transition politique actuelle offre des possibilités inédites d’engager la mise en place de réformes cruciales en matière de transparence et de redevabilité.

IMPOSSIBLES MINISTRES SOUS LE COUP DE SANCTIONS.
Ce contexte opportun appelle une double approche. Celle-ci consiste, d’une part, à soutenir les réformes que mettra en place le nouveau gouvernement en matière de lutte contre la corruption, de transparence et de redevabilité, et à exercer, d’autre part, une pression financière plus agressive visant le cœur du violent système cleptocratique en place. Ce second volet offrira au gouvernement l’espace politique dont il a besoin pour pouvoir instaurer des réformes clés.
Les États-Unis, l’Union européenne et l’Union africaine peuvent jouer un rôle essentiel pour enrayer la corruption, en tirant parti des efforts de réformes pour renverser le système cleptocratique profondément ancré dans le pays. Tout en collaborant étroitement avec la société civile et le gouvernement congolais au sujet des réformes nécessaires en matière de gouvernance, de transparence, de sécurité et de lutte contre la corruption, ces acteurs devraient exercer une pression financière stratégique sur les personnalités impliquées dans les affaires de corruption à haut niveau. Les récentes sanctions américaines à l’encontre de trois hauts représentants de la commission électorale constituent une avancée majeure pour demander des comptes aux responsables des fraudes électorales. Néanmoins, il faudra exercer une pression financière bien plus sévère à l’encontre des dirigeants politiques et de leurs partenaires commerciaux en RDC et à l’étranger pour que ces sanctions aient une incidence réelle et puissent mener aux réformes de transparence et de gouvernance dont le pays a si cruellement besoin. Ces acteurs ont tiré des profits personnels d’un système corrompu qui rend possible la violence, alors même que la majorité du pays pâtit de la faiblesse des services de santé, du manque d’accès à l’éducation, de l’insuffisance des infrastructures et des exactions régulièrement commises par les forces de l’ordre sur la population civile (2).
Le recours à des instruments de pression financière sera essentiel pour anéantir l’influence que conservent l’ex-président Kabila et les membres de son cercle rapproché, qui ont été impliqués dans des affaires de corruption de grande ampleur lorsqu’ils étaient au pouvoir et qui continuent d’exercer une influence considérable, voire peut-être prépondérante, sur le nouveau gouvernement, y compris l’armée, le parlement ainsi que les pouvoirs judiciaire et exécutif.
Les réformes anti-corruption ne pourront porter leurs fruits sans un puissant soutien de la société civile congolaise et sans le concours d’une pression financière internationale, en particulier sous la forme de sanctions ciblées contre les réseaux et de mesures de lutte contre le blanchiment d’argent. En raison de la dépendance de la RDC vis-à-vis des transactions en dollars US, transactions dont l’écrasante majorité est gérée par des banques et autres institutions financières américaines, les États-Unis disposent d’une capacité inégalée de pression financière sur les personnalités congolaises corrompues. L’Union européenne, les gouvernements européens et l’Union africaine ont également des rôles essentiels à jouer. Les dignitaires congolais corrompus se rendent en effet régulièrement en Europe et dans les autres pays d’Afrique, où ils possèdent des biens et des comptes bancaires.
À travers cette double approche, les États-Unis, l’Union européenne et l’Union africaine peuvent contribuer à créer la marge de manœuvre politique nécessaire au président Tshisekedi pour mener à bien les réformes qui transformeront le système corrompu du pays en un État plus démocratique et transparent. L’application de sanctions ciblées et de mesures de lutte contre le blanchiment d’argent à l’encontre des responsables politiques impliqués dans des activités de corruption, de leurs entreprises et de leurs réseaux d’associés permettrait d’écarter ces individus des positions de pouvoir et de minimiser ainsi l’influence qu’ils exercent sur le nouveau gouvernement. Il sera par exemple difficile pour Félix Tshisekedi de nommer des ministres sous le coup de sanctions, au risque d’entraîner de nouvelles sanctions et de nouvelles mesures de lutte contre le blanchiment d’argent. De même, la mise en place de mesures financières ciblant des accords commerciaux douteux relatifs à des contrats publics pourrait pousser le gouvernement Tshisekedi à enquêter sur ces accords et éventuellement à les renégocier.
Les États-Unis, l’Union Européenne et l’Union Africaine devraient allouer des ressources diplomatiques et techniques à la mise en place de réformes dans les domaines prioritaires mis en avant par la société civile congolaise:

1. Gécamines.
Exiger de la société minière publique au cœur d’un grand nombre de scandales de corruption, (i) qu’elle publie ses rapports financiers annuels, (ii) qu’elle fasse l’objet d’un audit indépendant et en publie les résultats et (iii) qu’elle enquête sur ses cadres dirigeants et remplace, le cas échéant, ceux impliqués dans des affaires de corruption à grande échelle.

2. Patrimoine.
Faire appliquer la loi existante imposant aux fonctionnaires de déclarer publiquement leur patrimoine. Cette mesure devrait également s’appliquer à l’actuel président et à son prédécesseur. Bien qu’obligatoires au regard du droit congolais, ces déclarations de patrimoine sont rarement remplies.

3. FMI.
Inviter le Fonds monétaire international à relancer un programme en RDC, ce qui permettrait d’améliorer la situation financière du pays tout en renforçant la transparence et le contrôle du secteur minier et de la Banque centrale du Congo, l’une des principales institutions impliquées dans des scandales de corruption. Lorsque le FMI avait encore un programme en RDC dans les années 2000, ses exigences de transparence et ses mesures de contrôle contribuaient à obliger le gouvernement à publier des informations sur les gros contrats miniers. Bien qu’il ait révélé un nombre croissant de contrats, ce programme a été arrêté, essentiellement en raison d’un manque de volonté politique du gouvernement congolais.

4. Contrats miniers et pétroliers.
Publier un décret annonçant que le gouvernement rendra désormais publics tous les contrats pétroliers et miniers, conformément à la loi. Le président Félix Tshisekedi devrait ouvrir des enquêtes sur les contrats opaques conclus sous le régime Kabila.

5. Réforme et responsabilité du secteur de la sécurité.
Mettre en place, avec l’appui de la communauté internationale, un mécanisme efficace pour exiger des comptes en matière de crimes et d’affaires de corruption internationaux graves. Les forces de l’ordre, groupes armés et fonctionnaires congolais se sont rendus coupables de multiples violations des droits de l’homme et faits de corruption. Il est essentiel que justice soit faite pour ces crimes.
Des organisations congolaises et étrangères de la société civile ont appelé à la création de «chambres spécialisées mixtes» composées à la fois de juges congolais et internationaux (3). Ce mécanisme actualisé devrait être établi sur la base de nouvelles consultations avec les associations de la société civile, avec l’appui des États-Unis, de l’UE et de l’UA. Enfin, les hauts représentants des forces de l’ordre se trouvant sous le coup de sanctions pour des faits de violences dans le contexte des élections devraient être immédiatement démis de leurs fonctions et tenus pour responsables de leurs crimes.

LEVIERS FINANCIERS AU SERVICE D’UN CHANGEMENT SYSTEMIQUE.
La réussite des réformes nécessite une certaine marge de manœuvre politique, qui ne pourra exister que si l’ancien président et son cercle rapproché sont écartés des positions de pouvoir et d’influence. Les États-Unis, l’Union Européenne et l’Union Africaine devraient exercer une pression financière constante sous la forme de sanctions ciblées à l’encontre d’anciens et d’actuels représentants du gouvernement, de leurs intermédiaires financiers et de leurs associés impliqués dans de graves affaires de corruption et violations des droits de l’homme, et appliquer des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent afin de couper court aux activités financières illégales associées à la corruption systémique. Nous recommandons la prise des mesures suivantes:
1. Des sanctions ciblées à l’encontre de figures publiques congolaises actuelles ou anciennes corrompues, ainsi qu’à l’encontre de leurs associés et réseaux d’affaires. Les États-Unis, l’Union Européenne et l’Union Africaine devraient sanctionner les individus et les entreprises impliqués dans des affaires de corruption d’État à haut niveau, y compris le détournement de fonds publics et la perpétration de violations des droits de l’homme. Ces sanctions devraient également s’appliquer aux individus agissant pour le compte ou au nom des individus ou entreprises en question ou leur apportant un soutien, ainsi qu’aux entreprises détenues ou gérées par ces individus.
2. Des mesures de lutte contre le blanchiment d’argent. L’application ferme de mesures de lutte contre le blanchiment d’argent permettrait de priver les personnalités congolaises politiquement exposées de la possibilité de blanchir des produits de la corruption à l’étranger, y compris au travers des systèmes bancaires américain et européen.
Les personnalités congolaises politiquement exposées se servent aujourd’hui du système financier international pour mettre à l’abri leurs actifs, y compris ceux acquis par le biais d’actes de corruption et de détournement de fonds publics à l’époque où Joseph Kabila était au pouvoir. Certaines banques ont été des portes d’entrée permettant à ces personnalités d’accéder au système financier international. En vertu de la section 311 de l’USA Patriot Act, le Réseau pour la répression des délits financiers (FinCEN) du département du Trésor américain devrait émettre un avertissement identifiant ces institutions comme des organismes présentant un risque élevé de blanchiment d’argent. Le FinCEN devrait par ailleurs diffuser un avertissement public sur les risques de blanchiment d’argent inhérents aux secteurs bancaire et minier congolais. Les organes de régulation canadiens, européens et des autres pays africains devraient émettre des avertissements similaires.
3. Un engagement diplomatique pour maintenir l’effet des sanctions existantes. L’Union Européenne et l’Union Africaine, les Nations Unies et les États-Unis devraient coordonner leurs efforts en vue de faire appliquer les sanctions existantes. Par le biais de leurs ambassades à l’étranger, le département d’État américain et les États membres de l’UE devraient également suivre et signaler les activités des personnalités actuellement sous le coup de sanctions, afin de poursuivre l’identification de leurs réseaux et de garantir l’application de ces sanctions en dépit de toute demande de levée de celles-ci sur la base d’allégations mensongères.
4. Le recouvrement des actifs. La Kleptocracy Initiative coordonnée par le département de la Justice américain et le FBI devrait activement rechercher les produits de la corruption en RDC blanchis pendant l’ère Kabila. Le département de la Justice américain devrait nommer un attaché juridique à l’ambassade des États-Unis à Kinshasa afin de soutenir les efforts américains pour faire appliquer la loi en matière d’enquêtes et de poursuite d’actions pénales et civiles à l’encontre d’individus impliqués dans des activités financières illégales. Les États- Unis, l’Union européenne et l’Union africaine devraient également inciter la Banque mondiale à organiser un forum sur le recouvrement d’actifs et à y inviter des représentants de pays étrangers où des fonds publics congolais ont été blanchis ou utilisés afin d’acquérir des biens immobiliers, des jets ou des yachts.
5. Responsabilités concernant la fraude électorale. Dans la foulée des sanctions prononcées par les États-Unis en mars 2019, l’UE et l’UA devraient elles aussi émettre des sanctions financières ciblées à l’encontre des individus les plus impliqués dans les fraudes électorales et de leurs réseaux, y compris leurs partenaires financiers. La Commission électorale nationale indépendante (CENI) n’a pas été en mesure de publier les résultats ventilés par bureau de vote, qui constituent pourtant l’un des principaux gages de transparence inhérents au processus de comptage des voix. Au lieu de cela, elle a annoncé des résultats différant largement de ceux annoncés par la mission d’observation catholique et de ceux issus de ses propres fuites, ce qui a profondément entamé la crédibilité des élections.
La CENI s’est également rendue coupable de violations manifestes du droit congolais encadrant les contrats publics, a encouragé d’importants reports des élections et n’a pas cherché à enquêter sur les préoccupations plausibles formulées par des experts techniques internationaux au sujet des indicateurs de fraude du processus d’enregistrement des électeurs. Les résultats des élections sénatoriales de mars 2019 sont actuellement contestés, sur fond d’allégations généralisées de corruption et de fraude électorale. L’absence de condamnation des principaux responsables de la fraude électorale constitue un dangereux précédent en vue des futures élections en RDC et ailleurs en Afrique, car elle signifie que la communauté internationale accepte et cautionne ouvertement des élections frauduleuses. Enfin, l’Union africaine, l’Union européenne et les États-Unis devraient également encourager la tenue d’un dialogue émanant de la société civile au sujet des réformes électorales en RDC, fondé sur les enseignements tirés du cycle électoral de 2018.
SASHA LEZHNEV.
SARAH GARDINER.

1. Voir Sasha Lezhnev, «Un État criminel: Comprendre et lutter contre la corruption institutionnalisée et la violence en République démocratique du Congo», Enough Project, octobre 2016.
2. Ibid.
3. «Joint Declaration on Mixed Chambers and ICC Implementing Legislation», 146 organisations congolaises et internationales de défense des droits de l’homme, 1er avril 2014.


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