L'oraison funèbre au mémorial Lumumba
  • mar, 05/07/2022 - 13:31

KINSHASA, PARIS, BRUXELLES.
Le Soft International n°1556|MARDI 5 JUILLET 2022.

Extrait du livre du gendarme belge Gérard Soete, le commissaire des colonies qui, en 1999, brise le secret, se vante un an avant sa disparition d'avoir supervisé et participé à l'assassinat de Lumumba, à la destruction de son corps et gardé deux dents comme trophée dont l'une est saisie en 2016 par la justice belge. Si cet extrait est une fiction, elle relate vraisemblablement une expérience vécue :

«Dès qu’ils ont déposé les corps auprès des fûts vides et rassemblé leur matériel, ils se rendent compte qu’ils ne sont pas préparés à ce genre de travail. Ils retournent vers la voiture et boivent du whisky […].

Peu initiés à la tâche, ils commencent à donner des coups de hache et ils entaillent les corps comme des forcenés. Cela ne leur rapporte rien, sauf de la puanteur et des immondices et ils décident de se lier une serviette hygiénique devant la bouche.

Schäfer prend la scie à métaux et la jambe du prophète (Lumumba) et commence à scier juste au-dessus du genou, comme s’il s’agissait d’une branche d’arbre. Il dispose le bout de jambe délicatement au fond du fût et continue à séparer un par un les membres du torse. […]

Lorsque ne reste plus que le torse et la tête, il se rend tout à coup compte de l’horreur de ses occupations. Denys se tient immobile, telle une statue de pierre et l’éclaire à l’aide d’une torche. C’est Schäfer qui réveille sa haine. La passion se mêle à sa soûlographie. Les doigts s’agrippent avec fermeté dans la chevelure crépue d’apparence métallique, voilà le geste décisif. […]

Il met la scie de côté. Elle n’est pas à la mesure de cette tête monstrueuse. Il prend la hache, place le pied sur la mâchoire et détruit le cou ; le souffle lui manque ; il jure comme un diable, maudit tout le monde comme ses frères de race l’ont fait. […]

«Je le fais à votre place, espèces de lâches blancs». C’est une prière grinçante qui sort d’entre ses dents à travers l’ouate de la serviette hygiénique. […]

Tout à coup, habité par une immense répugnance, il convoque tous les prophètes nationalistes à la barbiche de bouc et aux lunettes de cheval, tous les chuchoteurs aux chapeaux de soie et aux fausses promesses de son propre pays. Avec la férocité de sa haine, il donne le coup de hache qui sépare les dernières vertèbres du cou, reprend la tête puante dans ses mains et crache dessus. Puis, la tête posée sur ses bras croisés, il s’assied au milieu du liquide qui souille l’herbe, et commence à sangloter. À côté de lui, le torse sans membres. À ses pieds se trouve la tête, un objet impossible».

Jeudi 30 juin 2022, dans son oraison funèbre, à la cérémonie officielle d'inhumation de cette relique dans un caveau aménagé au mémorial dédié à Lumumba, le Président de la République Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, met en lien le premier Premier ministre congolais avec le premier Président de l'Afrique du Sud post-apartheid, Nelson Mandela : «Je conclus cette oraison funèbre en l’honneur du premier Premier ministre congolais en empruntant des propos à Nelson Mandela qui déclara : «Je ne suis pas né avec une faim de liberté-libre de toutes les façons que je ne pouvais connaître (...).

Mais alors, j’ai lentement découvert que non seulement je n’étais pas libre, mais que mes frères et mes sœurs ne l’étaient pas non plus. J’ai vu qu’il y avait aussi celle de tous ceux qui me ressemblaient. C’est alors que j’ai rejoint le Congrès National Africain, et c’est alors que ma faim de liberté personnelle est devenue faim de liberté de mon peuple». Tels seraient peut-être aujourd’hui les propos de Lumumba pour expliquer sa lutte».

En intégralité ci-après:

Excellence Monsieur le Président de la République du Congo, Mesdames et Messieurs les représentants des Chefs d’État et de Gouvernement,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs et Chefs des Missions diplomatiques
Chère famille Lumumba, Distingués invités,
Mes très chers compatriotes,
Après soixante-et-une longues années, Patrice-Émery Lumumba, Héros national, Combattant de la liberté, Défenseur de l’unité nationale, est de retour chez lui, parmi nous !

Enfin, le peuple Congolais peut se faire l’honneur d’offrir une sépulture à son illustre Premier ministre qui n’en avait jamais eu ; ceci, non seulement, au mépris de la tradition congolaise qui exige que soient organisés funérailles et deuil, rituel pour assurer le passage du défunt dans l’au-delà, mais également, de cette croyance qui stipule qu’une âme sans sépulture soit condamnée à une errance sans fin.

Ce jour mémorable, se veut donc l’épilogue de la très longue démarche du retour de ce Père de notre indépendance. Il nous donne en n l’occasion, en tant que peuple, d’accomplir le devoir que nous prescrivent les traditions millénaires léguées par nos ancêtres, et de lever ainsi, en compagnie de la famille Lumumba, ce deuil entamé depuis 61 ans.

Ce deuil que nous levons aujourd’hui interpelle la conscience congolaise à saisir le sens de son histoire, à se réconcilier avec elle a n que celle-ci habite le Congo.

Excellences, Mesdames et Messieurs, chère famille Lumumba, Mes très chers compatriotes,
Je souhaiterais saisir cette circonstance particulière pour rendre hommage à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté qui ont rendu possible la matérialisation de ce moment historique.

Ma pensée va d’abord, tout à fait naturellement, à la famille biologique de notre Héros national. Par-delà les épreuves d’une disparition cruelle, cette famille a connu et traversé une longue période d’une insupportable absence sans jamais se départir de sa dignité. En cela, elle a démontré à la face du monde sa pleine adhésion, sa pleine communion avec Patrice Lumumba.

À la famille ici présente, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, je réitère la reconnaissance de la Nation tout entière, ère de s’associer à l’héritage politique et spirituel légués par leur illustre aïeul.

Je voudrais également remercier le peuple belge et ses autorités, particulièrement le roi Philippe et le Premier ministre Alexander De Croo, non seulement pour la part déterminante prise par la Belgique, à travers notamment ses universitaires, ses parlementaires et ses leaders d’opinion, mais surtout pour avoir contribué au rétablissement de la vérité sur ce triple assassinat.

Après des années de déni, l’histoire tragique du martyre de Lumumba et de ses deux compagnons, Maurice Mpolo et Joseph Okito, qui viennent d’être admis, depuis le 9 juin dernier, dans l’Ordre national «Héros nationaux Kabila-Lumumba», est en n mieux connue.

En effet, c’est seulement après avoir dit la vérité, après avoir établi les responsabilités des uns et des autres, que nous pourrons ensemble, Congolais et Belges, entamer l’étape déterminante du pardon, de la justice et de la réconciliation véritable et définitive.

Enfin, ma reconnaissance s’adresse aussi, tout particulièrement, à vous tous qui formez l’ensemble des peuples du Congo et d’Afrique. Car, vous avez fait preuve de patience, de maturité, de retenue et de solidarité.

Excellences, Mesdames et Messieurs, chère famille Lumumba Mes très chers compatriotes,
La présente cérémonie de déposer la dépouille de notre héros national dans ce reposoir, que je préside aujourd’hui, n’a rien d’un banal rituel funéraire. Devenant le sanctuaire de notre mémoire collective, le présent Mémorial Patrice-Émery Lumumba est d’abord le lieu d’affirmation de notre foi en notre propre capacité à construire par nous-mêmes notre grande Nation.

Cette renaissance du Congo, notre héros national l’avait lui-même prédite (je le cite) : « Je sais et je sens du fond de moi-même que tôt ou tard mon peuple se débarrassera de tous ses ennemis intérieurs et extérieurs, qu’il se lèvera comme un seul homme pour dire non au colonialisme dégradant et honteux, et pour reprendre sa dignité sous un soleil pur ». Fin de citation.

En ce jeudi 30 juin 2022, coïncidence heureuse au jeudi 30 juin 1960, mobilisons- nous pour faire de ce Mémorial le lieu de renouvellement de notre engagement individuel et collectif :
L’engagement à parachever le noble combat qu’il avait entamé ;
L’engagement à garder et protéger les valeurs pour lesquelles il a donné sa vie.

La cérémonie de ce jour ne peut donc revêtir tout son sens et tout son éclat que si elle donne l’occasion à chaque Congolais, à chaque Congolaise de se laisser interpeller par les dernières paroles de Lumumba à ses enfants (je cite) : «À mes enfants que je laisse et que peut-être je ne reverrai pas, je veux qu’on dise que l’avenir du Congo est beau et qu’il attend d’eux, comme il attend de chaque Congolais, d’accomplir la tâche sacrée de la reconstruction de notre indépendance, et de notre souveraineté...» (fin de citation).

Dans cette optique, je nous invite, chers compatriotes, à faire de ce «Mémorial Patrice-Émery Lumumba», un lieu de recueillement susceptible de raviver l’idéal patriotique et républicain, sublimé par les gestes ainsi que les paroles de notre Héros national.

Ayez à cœur de l’honorer, ce mausolée, autant que vous le pouvez, soit par vos visites et vos recueillements, soit à distance dans la réverbération de vos souvenirs, afin que la flamme de l’amour du Congo qui brille ici reste toujours vive et qu’elle ne s’éteigne jamais.

Monsieur le premier Ministre, Héros national, Chef du tout premier Gouvernement du Congo indépendant,
C’est un immense privilège, pour moi, de m’adresser à vous, au nom de tous les Congolais, pour vous souhaiter la bienvenue chez vous, dans votre capitale, après la tournée que vous venez d’effectuer dans votre Congo profond.

Cher Héros national,
C’était dans la nuit du 27 novembre 1960 que vous aviez quitté Kinshasa, alors Léopoldville, dans l’anonymat le plus total. Vous voilà, de retour, 61 ans après, sous le « doux soleil du 30 juin », jour sacré de notre libération du joug colonial, une date illustre, que vous nous aviez demandé, déjà en 1960, de garder ineffaçablement gravée dans nos cœurs, une date dont nous enseignerons avec fierté la signification à nos enfants, pour que ceux-ci à leur tour fassent connaître à leurs fils et à leurs petits-fils l’histoire glorieuse de notre lutte pour la liberté.

Monsieur le premier Premier Ministre,
Votre action politique était loin d’être une révolution car vos convictions morales vous interdisaient de recourir à la violence. Votre résolution, vous y aviez tenu jusqu’à votre mort d’être un «non-violent», était non seulement un principe ou un trait de caractère, mais plutôt, une plus forte conviction morale, de la capacité d’user de la parole pour donner le pouvoir de lancer des hommes, les mains nues, contre des mitraillettes.

Par cette conviction de non-violence, vous aviez capté la révolution au passage, vous l’aviez marquée de votre sceau et vous l’aviez orientée. Par vos lectures et votre éducation chrétienne, vous aviez forgé progressivement une image de l’homme, encore abstraite mais dégagée du racisme.

Vous étiez capable d’expliquer la situation du Congo par des références constantes à la Révolution française ou à la lutte des Hollandais contre les Espagnols. Et, bien entendu, il y avait, dans ces allusions, quelque chose comme un questionnement ontologique : comment pourriez-vous, vous les Blancs, empêcher les Noirs de faire ce que vous aviez fait ?

Cher Patrice,
Vous êtes né au Congo Belge, homme du peuple, homme simple, marié et père de famille.
À l’instar de la plupart des membres de la classe sociale, dite « des évolués » à laquelle vous apparteniez, vous aviez été forgé dans les écoles coloniales et les missions catholiques, qui avaient pour objectif de former les autochtones à la soumission à l’ordre colonial.

Mais hélas, même étant forgé et modelé par ces instances d’endoctrinement colonial, votre esprit n’était pas prédisposé à devenir blanc, encore moins Belge.
Votre rencontre avec Kwame N’krumah à la Conférence du Rassemblement des peuples Africains tenu à Accra, au Ghana, avait bouleversé votre vision politique et du monde.

À votre retour d’Accra, lors de votre premier meeting à Kalamu à Kinshasa, Vous aviez déclaré (je cite): «L’Afrique est irrésistiblement engagée pour sa lutte sans merci contre le colonialisme et l’impérialisme», (fin de citation).

Vous aviez ainsi intégré votre combat pour la liberté et l’indépendance dans une perspective de lutte globale pour toute l’Afrique. Vous aviez déclenché la lutte africaine sans merci en vue d’arracher l’indépendance, la souveraineté et la liberté.
Votre mémoire est, aujourd’hui, inéluctablement associée au refus rigoureux de la solution néocolonialiste. Votre solidarité avec les masses populaires poussées à la périphérie sociale des États africains a internationalisé votre lutte contre l’impérialisme, intégrant ainsi au mouvement un maximum de peuples et de régions.

Plus de 60 ans après l’indépendance, Vous demeurez, Monsieur le Premier ministre, une figure inspirante à l’échelle internationale. Ceci traduit le dé national et mémoriel autour de la construction de notre identité nationale.

Ainsi, en raison de votre audace avec lequel vous aviez véhiculé les idées anticolonialistes, vous êtes, pour nous, nationalistes congolais et pour les peuples progressistes disséminés ailleurs dans le monde, le symbole de la lutte pour la liberté, l’indépendance et la souveraineté des peuples.

Bien plus, vous représentez ce flambeau qui ravive nos élans pour continuer la lutte noble pour plus de liberté, de démocratie et de développement.

Le contexte dans lequel vous et vos contemporains aviez vécu est peu différent du nôtre en ceci que les inégalités et les rapports asymétriques entre les peuples, l’injustice rétributive, ainsi que le fossé grandissant entre les riches et les pauvres demeurent d’actualité.

Sous ce registre, vous êtes aussi, une source d’inspiration et une motivation pour les combats futurs. Vous nous avez prouvé qu’on peut avoir foi en l’homme qui, imprégné des valeurs de justice et de liberté, est en mesure de se forger les armes pour la conquête de l’avenir qui lui convient. C’est possible ! L’égalité entre les citoyens, les droits fondamentaux de la personne humaine, la justice sociale et la liberté étaient le leitmotiv de votre combat. Profond respect.

Je vous remercie Monsieur le premier Premier ministre, Chef du gouvernement du Congo indépendant, notre Héros national, désormais, reposez en paix.

Excellences, Mesdames et Messieurs, chère famille Lumumba, Mes très chers compatriotes,
Patrice Emery Lumumba conservait l’espérance de souder tous les Congolais, d’où qu’ils venaient, dans un parti supra-ethnique. Ce parti, Lumumba, seul, était qualifié pour le fonder.

Ce sera le Mouvement National Congolais, en sigle MNC, un parti universaliste, par-delà les ethnies et les frontières, en un mot c’était le mouvement des évolués ; on lui trouvait des militants un peu partout et sans trop de peine, surtout dans les villes, car Patrice-Émery Lumumba ne voyait pas le conditionnement social.

Excellence Monsieur le Président de la République du Congo,
Mesdames et Messieurs les représentants des Chefs d’État et de Gouvernement,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs et Chefs des Missions diplomatiques Chère famille Lumumba, Distingués invités,
Mes très chers compatriotes,
Patrice-Émery Lumumba a été un humaniste irréductible et son intransigeance le conduisit au sacrifice suprême, une espèce de suicide ! Son engagement a été exceptionnellement notable. Un engagement pour le changement de l’ordre colonial établi.

Aujourd’hui, le peuple Congolais est à même de comprendre comment et pourquoi il a vaillamment affronté l’oppression de l’époque, sans crainte ni tremblement. Nous comprenons avec quelle obstination il ne cessait d’éveiller ses compatriotes, de les inciter à la conscience historique, au nationalisme et à l’humanisme, bref à une lutte noble.

Je conclus cette oraison funèbre en l’honneur du premier Premier ministre congolais en empruntant des propos à Nelson Mandela qui déclara :
«Je ne suis pas né avec une faim de liberté-libre de toutes les façons que je ne pouvais connaître (...).

Mais alors, j’ai lentement découvert que non seulement je n’étais pas libre, mais que mes frères et mes sœurs ne l’étaient pas non plus. J’ai vu qu’il y avait aussi celle de tous ceux qui me ressemblaient.

C’est alors que j’ai rejoint le Congrès National Africain, et c’est alors que ma faim de liberté personnelle est devenue faim de liberté de mon peuple».

Tels seraient peut-être aujourd’hui les propos de Lumumba pour expliquer sa lutte.

Que la terre de nos ancêtres vous soit douce et légère.

Je vous remercie.


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